À Roubaix, la capitale de l’abstention, La France Insoumise veut se tailler la part de lion

Roubaix, troisième plus grande ville du Haut-de-France comptait en 2021, 98 892 habitants selon
l’Insee. Elle présente des caractéristiques politiques uniques, marquées par une mixité communautaire et un fort taux d’abstention. La France Insoumise et les autres formations politiques comptent élargir leur base militante et instaurer une démocratie participative.

Meeting de LFI du 26 avril 2025, à Roubaix

“Nous ne connaissons pas la politique ici monsieur, désolé !”, Répondent deux jeunes hommes, ils ne déclinent pas leurs identités. Le 9 décembre 2024, nous sommes à Roubaix. Le décor est planté. L’enquête sera longue et ardue.

Roubaix est un laboratoire politique singulier avec sa population cosmopolite. Elle se caractérise par un fort taux de chômage, qui s’élevait à 12 % au troisième trimestre 2024, soit près de 4 points de plus que la moyenne nationale française, qui était d’environ 7,4 % selon l’Insee. Aux yeux de plusieurs chercheurs, cela est l’une des causes pour lesquelles les populations de cette ville tournent le dos à la politique (militante).

Le panorama politique de la ville

Dans la cité aux mille cheminées, les insoumis dominent les 7e et 8e circonscriptions. Les résultats des dernières élections législatives de 2024 illustrent cette domination : 72,51 % de voix se sont exprimées pour la candidate Karima Chouia (UG), au second tour, contre (15 %) pour le Rassemblement national porté par Céline Sayah dans la 7e circonscription Nord. Dans la 8e circonscription Nord, le candidat David Guiraud (UG) récolte 64,32 % de vote contre 35,68 % pour Ethan Lays RN.

Le RN, qui prospère ailleurs dans le Nord, ne parvient pas à s’imposer dans cette ville populaire et
multiculturelle. Le PS, qui était historiquement implanté, reste en retrait, en compétition à gauche
avec LFI et qui retire quelques militants, à l’instar de Cossi Faustin Aissi. “ J’étais socialiste. Mais
comme j’ai vu que le parti socialiste a tourné le dos à la gauche, j’ai rejoint la France Insoumise”
déclare-t-il, ajoutant que: “le PS a tourné le dos aux valeurs de gauche.”

La majorité présidentielle également ne s’ancre pas localement. Mathilde Panot, se félicite de ce
rapport de force : « Ils espéraient tellement la victoire de l’extrême droite. Non seulement l’extrême droite est arrivée 3e, c’est nous qui avons remporté cette élection législative de 2024. »

La France insoumise revendique la victoire de la coalition du Nouveau Front populaire (NFP), arrivée en tête du second tour avec 178 députés élus, bien qu’elle reste loin de la majorité absolue fixée à 289 sièges. Il s’agit néanmoins d’un succès notable, d’autant plus que les sondages ne prédisaient pas un tel score pour la gauche. En dépit de la bonne santé apparente de la France insoumise à Roubaix, mobiliser les citoyens pour aller aux urnes reste un défi ; le taux de participation reste le plus bas en France.

Roubaix à l’épreuve des participations électorales

Source : elections.interieur.gouv.fr

Le contraste est flagrant : à la présidentielle, la ville reste en queue de peloton, mais aux législatives, elle détient le record national d’abstention. Si des quartiers comme le “Cul de Four” ont vu leur participation doubler entre 2022 et 2024 (de 20 à 40 %), le phénomène demeure massif. Pour Jean-Yves Dormagen, sociologue spécialiste de l’abstention et du vote en blanc, cela s’explique par la composition sociale de la ville : « Les abstentionnistes, ce sont souvent les moins diplômés, les plus jeunes, les électeurs d’origine étrangère. »

L’enjeu politique de LFI : la conquête des abstentionnistes

Selon La France Insoumise, présenter Roubaix comme une ville marquée par une faible culture de
participation politique relève d’un discours de “l’establishment” visant à marginaliser les habitants de cette commune et à les exclure des enjeux démocratiques.
“Il y a 11,2 millions de pauvres en France. Votre bulletin de vote vaut autant que celui de Bernard
Arnault, que tant d’autres,”
explique avec conviction Mathilde Panot, présidente du groupe
parlementaire LFI à l’Assemblée nationale, à Roubaix. Une ville où le taux de pauvreté s’élève à 46% en 2021, ce qui en fait l’un des plus élevés de France métropolitaine. “La conquête de Roubaix lancera la conquête de la 6e République”, prophétise Mathilde Panot. Qui annonce les couleurs, l’objectif des insoumis est clair : Roubaix sera la “capitale politique” du parti, a t-elle laissé entrevoir.

Roubaix est-elle réellement une ville dépourvue de culture démocratique ? Rien n’est moins certain, si l’on en croit les témoignages d’habitants et de militants. Yeddou Tassadik, une Roubaisienne et mère d’un jeune garçon, remet en question ce stéréotype : « Roubaix n’est pas une exception. Beaucoup de gens s’abstiennent, surtout parce que les responsables politiques ne saisissent pas les véritables problèmes des habitants ».
Selon elle, la population a le sentiment d’être exclue des décisions, et perçoit les élus comme
déconnectés du quotidien. Elle cite en exemple Guillaume Delbar, l’actuel maire, ancien membre de l’UMP-UDI , rallié à La République en Marche en décembre 2017 : « Il a misé sur le développement du cyclisme alors que peu de Roubaisiens utilisent le vélo. C’est la preuve qu’il est éloigné des préoccupations concrètes des habitants », déplore cette maman qui assure que cela n’altère en rien sa participation aux votes.

À Roubaix, la mission de La France Insoumise, comme celle de ses adversaires politiques, passe
inévitablement par la reconquête des citoyens apolitiques, souvent imperméables à toute campagne électorale : cafés-débats, meetings et rencontres d’échanges, à l’image des habitants rencontrés le 9 janvier dernier.
“Pendant les opérations électorales, ils nous demandent de voter pour eux. Quand il faut parler de
droit, personne n’est là pour demander notre avis”
, se désole un retraité roubaisien qui a requis
l’anonymat, il sera nommé Karim. L’ancien employé d’une usine d’automobile dans le Haut-de-France ne croit pas que la participation au vote pourrait changer la conception sur la population d’origine maghrébine qui vit à Roubaix. “Il y a trop de polémique à la télévision sur les Arabes et les Noirs, tout acte répréhensible commis par une personne à la peau mate est assimilé au terrorisme musulman”, fulmine-t-il.
“ Si un poste se libère, on le donne aux Français “de souche” pas à nous autres”, déclare Rehda, cet
autre abstentionniste. A Roubaix, comme dans beaucoup de quartiers populaires, les habitantes et
habitants évoquent un sentiment d’injustice, une des raisons pour laquelle ils choisissent la solution du retrait de la compétition politique.

L’accusation de communautarisme islamique et la riposte de Guiraud

Dans la salle animée du meeting du 26 avril, Berak Bayedjine, 16 ans, s’affaire, vêtu d’un polo noir
orné du sigle de La France insoumise (LFI). Son engagement, il le revendique sans détour : « S’investir dès le plus jeune âge, c’est important. C’est un devoir citoyen. Et ensuite, on peut justifier ça par le fait que Roubaix est mis de côté. » Comme lui, Lucien Soubossinsky, 15 ans, a rejoint le mouvement, entraîné par un cercle d’amis politisés et l’exemple d’un père syndiqué CGT. Ces visages juvéniles incarnent la stratégie de LFI : ouvrir grand ses portes à une génération souvent tenue à l’écart du jeu politique, et lui offrir un espace de parole.

Cette approche, saluée par certains comme une “démocratisation du militantisme”, est loin de faire l’unanimité. Malek Boutih, ancien président de SOS Racisme, dénonçait déjà en 2018 sur France 2 : « On biberonne la jeunesse à la haine », tout en reprochant à LFI de “caresser dans le sens du poil” une jeunesse désabusée. Pour lui, le parti de Jean-Luc Mélenchon instrumentalise le mal-être social pour renforcer ses rangs.

Mais à Roubaix, la polémique prend un tour plus brûlant. Plusieurs voix, dont celle de Laurent
Wauquiez dans le Journal du Dimanche (3 mai 2025), accusent LFI d’être devenu « le cheval de Troie de l’islamisme », réclamant l’ouverture d’une enquête sur ses liens supposés avec les réseaux
islamistes. « La France Insoumise a fait le choix d’aller draguer les voix du communautarisme
islamique »
, martelait Wauquiez lors d’un débat sur BFMTV le 11 mai, plaidant pour un « cordon
sanitaire »
autour du mouvement.

David Guiraud accusé d’alimenter le communautarisme

Au centre de la tempête, David Guiraud, député du Nord et candidat à la mairie de Roubaix en 2026, cristallise les critiques. Sa méthode : s’appuyer sur un maillage serré de “cafés populaires”, des visites régulières dans les quartiers à forte population musulmane, Le Pile, Les Trois Ponts. Cette proximité avec les réseaux associatifs, culturels et religieux est vue par ses adversaires comme du clientélisme électoral, voire un dangereux communautarisme. Le 16 mai 2025, sur CNEWS, Georges Kuzmanovic, rédacteur en chef de Fréquence populaire média, évoquait même de prétendues « accointances » entre LFI et les Frères musulmans.

Les attaques ne s’arrêtent pas là. Guiraud est régulièrement épinglé pour ses prises de positions : son opposition à l’expulsion de l’imam marocain Hassan Iquioussen, validée en août 2022 par le Conseil d’État, ou encore sa dénonciation de l’émission “Zone Interdite” sur M6, qualifiée de “journalisme de préfecture”. Sur la question israélo-palestinienne, il n’hésite pas à parler « d’épuration ethnique” à Gaza, des propos qui, s’ils font écho dans certains milieux militants, alimentent aussi la controverse sur un prétendu soutien « aux extrémismes”. Selon ces détracteurs, la stratégie a pour but de plaire aux communautés issues des milieux défavorisés, très souvent soutenues par la cause palestinienne.

Ses détracteurs locaux, tel Mehdi Chalah (PS), lui reprochent de « parler au nom des musulmans sans y être mandaté », tandis que Karim Amrouni, potentiel adversaire à la mairie, incarne, selon Le Point, une alternative républicaine et sociale, issue d’une famille défavorisée mais refusant le “piège du communautarisme”.

Guiraud, pour sa part, balaie les accusations. « Ce qu’on me reproche, c’est de parler aux gens qu’on ne veut plus écouter. Moi, je vais là où les autres ne vont pas », se défend-il (Le Point, 7 février 2025). Il assume une “politique de considération” et dénonce la stigmatisation islamophobe, pointant la forte mobilisation des quartiers populaires lors des dernières législatives.

La polémique a pris une dimension nationale. Laurent Wauquiez, chef de file de la droite, a multiplié les mises en garde contre le « parti de la destruction nationale » : « Ils sont en rupture avec la République. » C’est une menace pour la France », alertait-il dès le 3 mai dans le JDD. Il exige, sur BFMTV, que soit dressé un “cordon sanitaire” pour isoler LFI de la vie politique.

Face à ces attaques, Manuel Bompard, coordinateur de LFI, refuse toute diabolisation. À Lille, devant plus de 400 militants, il rétorque : « Nos militantes, militants n’ont pas besoin qu’on leur dise chaque matin à la télé quoi faire ou quoi penser.” Puis renchérit : “Si nous étions un groupe de guignols dans un coin, ils ne parleraient pas de nous. Si on ne leur faisait pas peur, ils ne dépensaient pas autant d’argent et d’énergie à nous attaquer. » Pour Bompard, l’hostilité croissante de la droite serait la meilleure preuve du poids politique désormais acquis par LFI.

Entre fractures et mobilisation à gauche

À Roubaix, la stratégie de LFI divise. Certains à gauche redoutent de voir la ville se transformer en “laboratoire communautaire”, là où d’autres y voient le dernier rempart contre la montée du
Rassemblement national et l’islamophobie. Pour David Guiraud, la solution passe par l’écoute et la visibilité : « Donner une forte considération aux militants qui donnent beaucoup pour le mouvement est pour moi un impératif. Cela passe par de la présence et de l’écoute, nécessaire à tout collectif humain. »

Si la bataille de Roubaix s’annonce comme un test national, elle révèle aussi l’ampleur des fractures, mais aussi des attentes, qui traversent la jeunesse et les quartiers populaires. Reste à savoir si la “politique de considération” prônée par LFI saura convaincre au-delà de ses bastions.

Avancé malgré les obstacles

“Être élu maire d’une ville de 100.000 habitants avec 4.000 voix ce n’est pas mon objectif”, avait commenté David Guiraud en novembre 2024 sur BFMTV Lille. Alimentant la question de “La
légitimité”
des mandataires de parti, qui sont élus par la minorité votante de la population.
Depuis octobre 2024, le député de la 8e circonscription Nord a annoncé qu’il serait candidat à la mairie de Roubaix en vue des élections municipales de 2026.

Le 26 avril dernier, lors d’un meeting aux côtés de Mathilde Panot et Pierre-Yves Cadalen pour lancer la campagne nationale en faveur du passage à la VIᵉ République, David Guiraud s’est exprimé entre poignées de main et photos avec les partisans. Cette fois, son discours sur l’abstention à Roubaix était plus mesuré. Il a déclaré : « Les difficultés liées à la survie au quotidien et la défiance envers les élus sont réelles, mais l’abstention n’est en rien une fatalité. »

D’après Manuel Bompard, coordinateur national de La France insoumise, le mouvement entend partir à la conquête des municipalités dans le Nord lors des élections de 2026. En effet, dans les Hauts-de-France, LFI ne dirige actuellement que la mairie de Faches-Thumesnil, ce qui illustre la faiblesse de son implantation locale. Renforcer sa présence à la tête des exécutifs municipaux constitue donc, pour le parti de Jean-Luc Mélenchon, le prochain sommet à franchir. “Notre stratégie, c’est de faire reculer l’abstention dans les quartiers populaires pour qu’on soit plus nombreux à aller voter”, a indiqué Manuel Bompard, coordinateur national du parti. En réponse à l’accusation selon laquelle la politique du parti consiste à cibler “les villes moyennes”, il a répondu :“Notre discours ne s’adresse pas qu’aux quartiers populaires, mais c’est là qu’il y a le plus de travail à faire.”

Au dire de certains analystes, l’abstention est une forme de protestation des quartiers à revenus moyens. Jean-Yves Dormagen, sociologue spécialiste de l’abstention et du vote blanc, ne partage pas cette conclusion. « Les personnes qui s’abstiennent sont très peu politiques… Ce n’est pas une action militante, ce n’est pas du tout vécu subjectivement comme ça. ». Il ajoute que l’enjeu central reste “la légitimité démocratique” : « Il y a des villes où vous êtes maire avec moins de 10 % de la population, ça pose effectivement une question de légitimité. »

Pour obtenir une expression plus large à l’élection, M. Dormagen, cite l’exemple estonien. “Il y a aussi un élément qui peut favoriser la participation, c’est probablement le fait de voter en ligne.” L’Estonie a mis en place le vote en ligne, sur Internet, et cela a conduit à une augmentation de la participation, qui est restée à un niveau relativement élevé depuis.

Les Insoumis comptent bien renforcer leur présence à la tête des exécutifs municipaux en 2026

C’est dans ce climat politique tendu que les Insoumis se préparent aux élections municipales de 2026, qui serviront de baromètre de l’ascension de la France Insoumise dans le nord, particulièrement à Roubaix.

Pour David Guiraud, candidat à la mairie de Roubaix, le secret pour la victoire en 2026 passe par la capacité du groupe à aller au contact des habitants. « Beaucoup de responsables politiques ignorent les quartiers populaires sous prétexte que leurs habitants votent peu. Nous faisons, au contraire, le choix de les écouter et de les défendre. »

« Les habitants suivent l’actualité, surtout via les réseaux sociaux, et réagissent aux injustices comme la montée de l’islamophobie. » Pour lui, il s’agit donc moins de créer un intérêt que de proposer des débouchés politiques à des colères existantes.
Manuel Bompard, le coordinateur des Insoumis, semble avoir identifié le grain de sable qui enraye la machine. « On ne refera pas deux fois la même erreur. On s’occupe dès maintenant de l’inscription sur les listes électorales. » A-t-il clamé le 14 mai à Lille, quelques jours après la publication de la “la
Meute”
, une enquête à charge sur le mouvement de Mélenchon.

La France insoumise parvient à s’imposer à Roubaix en offrant un relais aux colères sociales et à l’exigence de reconnaissance, mais la route vers une mobilisation massive demeure semée
d’obstacles. Comme le rappelle Cossi Faustin Aissi, militant LFI, « Beaucoup de jeunes ne font pas systématiquement la démarche d’aller s’inscrire sur les listes électorales. »

Cette enquête ne pourra pas répondre à la question de comment les adversaires politiques, le PS et le RN… s’organisent pour faire barrière à la France Insoumise, à Roubaix en particulier et dans le Nord de France en général. Nos appels, mails et messages vocaux sont restés sans réponse.
La prochaine municipale de 2026 s’annonce donc ouverte, occasion pour Manuel Bompard, le patron de LFI, de lancer un appel aux abstentionnistes. « Si vous voulez énerver ceux qui pensent que les quartiers populaires ne doivent pas participer à la compétition politique. Votez massivement pour amener la participation dans les quartiers populaires autant que dans les bureaux de Lille ».
À Roubaix, la conquête des abstentionnistes, et donc celle du pouvoir local, passe plus que jamais par la capacité à convaincre et à organiser ceux qui, jusqu’ici, ne votaient pas.

Ibrahima GUINDO

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